
Les yeux dans les blacks
On imagine que vous êtes au parfum : les All Blacks viennent de remporter la coupe du monde de rugby. La troisième fois pour eux, après celles de 1987 et de 2011.
Depuis quelques semaines, on en a bouffé à toutes les sauces, du ballon ovale. D’abord les matchs, bien sûr. De bonnes marmules se rentrant allègrement dans la courge et se relevant sans moufter, du jeu, des équipes créant la surprise. Ne boudons pas notre plaisir : ce fut un beau spectacle.
Après, il y a le décorum. Un peu moins bon, peut-être. On envisage sans trop de difficultés la possibilité de se passer des platitudes et autres niaiseries de Christian Jeanpierre sur TF1, ou de Vincent Clerc (ancien ailier du XV de France) et son Pétrole Hahn pendant la pub, voire du talent d’or Société Générale et des spots de la GMF. Bref. Disons qu’il faut vivre avec son temps et les évolutions de ce sport. Et puis on s’en voudrait de jouer les vieux cons. Pourtant, ça vaut le coup de se rappeler que la coupe du monde n’a pas toujours ressemblé à cela. Prenez 1991, par exemple. L’essai est alors à 4 points et les maillots en coton. On ne porte pas les joueurs en touche. Devant c’est du lourd, derrière ça tripote : pas de risque de confondre les avants et les arrières. Les matches passent sur Antenne 2. Pierre Albaladejo est au micro et ça fuse : « Ouh, la belle cocotte ! » « On se chacaille un petit peu, deux petites gifles par-ci, par-là. » La cabane et le chien. Les mouches et l’âne. Côté XV de France, c’est le temps de Ondarts, Roumat, Champ, Berbizier, Galthié, Camberabero, Sella, Lafond, Mesnel et Blanco. Le capitaine de cette équipe de poètes n’est autre que l’ex-sélectionneur, Philippe Saint-André, plus connu en ce temps-là sous le doux sobriquet de « goret ». Cette année-là, durant le tournoi des 5 nations – les Ritals n’ont pas encore rejoint la danse – il marque d’ailleurs contre les Anglais, à Twickenham, un essai d’anthologie, après une relance depuis l’en-but. Bon, ça n’empêchera pas les Bifs de gagner le match pour faire le grand chelem et de sortir à la fin leur ignoble « good game » ou, dit autrement, « t’as bien joué, mais t’as mangé ». C’est le temps du French flair. Les coqs perdent, mais ils jouent. Mais ils perdent. Voilà pour le contexte. Revenons à nos moutons. 1991, donc. Nous sommes au mois d’octobre. La deuxième édition de la coupe du monde se déroule chez nous. Du moins en partie. Les cinq grandes nations européennes du rugby que sont l’Angleterre, l’Ecosse, la France, l’Irlande et le Pays de Galles se partagent l’organisation des matchs. Le 20 octobre, un quart de finale est programmé au Stadium Nord de Villeneuve d’Ascq. Le verdict à l’issue des phases de poules est tombé. Ce sera la Nouvelle-Zélande, champion du monde en titre, contre le Canada. La belle affaire ! C’est vrai, après tout, le rugby n’est encore à l’époque qu’un sport amateur. Tout quart de finale de coupe du monde qu’il est, ce match se jouera dans un stade d’à peine plus de 18 000 places. Qui plus est dans une région considérée – à tort – comme n’étant pas une terre de rugby. Cet épisode va pourtant laisser une trace indélébile dans la mémoire de quelques rugbeux locaux et dans l’histoire de tout un club.
A droite : Gary Whetton, capitaine des All Blacks, avec Mathilde Palmer, fille de Francis Palmer, alors président de l’Iris Club de Lille. A gauche : Gary Whetton remet le maillot de l’équipe à Francis Palmer.
ON A LES BLACKS
Petite parenthèse sur les All Blacks, d’abord. « En Nouvelle-Zélande, tout ce qui est né avec une bite entre les jambes rêve d’une seule chose : devenir un All Black. Pas président de la République, ni star de cinéma ou chanteur de rock, non ! All Black », rapporte Daniel Herrero dans son « Dictionnaire amoureux du rugby ». Cette équipe est aujourd’hui un monument. Elle l’a en fait toujours été. Jamais un jeu n’a autant incarné les valeurs et l’identité d’un peuple, et vice-versa. Diversité, rigueur, combat, discipline, créativité : les Néo- Zélandais ont le rugby dans la peau. Imaginez un jeune pianiste qui se verrait offrir la possibilité de passer une semaine avec Mozart, ou un élève des Beaux-Arts à qui l’on proposerait d’aller peindre quelques toiles avec Picasso. Pour un joueur de rugby, côtoyer et partager le quotidien des All Blacks, c’est pareil. Mais en mieux. En 91, c’est donc l’Iris Club de Lille qui est choisi pour accueillir et accompagner les joueurs Kiwis durant toute la semaine précédant le match. « La plus belle semaine de ma vie de rugby », se rappelle Francis Palmer, coprésident du club à cette époque, avec Luc Deram. L’Iris évolue alors en Fédérale 3 et vient de déménager à Hellemmes, au complexe sportif du Mont de Terre, que le club occupe encore aujourd’hui. « On avait monté un dossier béton, le club-house venait d’être refait, et nous avions du monde au club pour répondre au cahier des charges », continue Francis Palmer. La mission est claire : être à la disposition de l’équipe 24 heures sur 24 et répondre à leurs demandes. Deux officiers de liaison sont nommés – Francis, donc, et Benoît Oszustowicz, alors conseiller technique du comité des Flandres. Luc Briquet, joueur de l’Iris qui connaît bien la Nouvelle-Zélande pour y avoir vécu – ainsi qu’un staff médical composé d’un médecin, d’un dentiste et d’un kiné, les accompagnent dans leur mission.
UNE SEMAINE AVEC DES LÉGENDES
Tout ce petit monde se prépare à accueillir un groupe de monstres sacrés, à commencer par Gary Whetton, géant à moustache et capitaine de l’équipe, qui deviendra en 1993 le premier Néo-Zélandais champion de France avec Castres. Sont aussi présents le talonneur Sean Fitzpatrick, futur capitaine des All Blacks, Michael Jones, troisième ligne, marqueur du premier essai de l’histoire de la coupe du monde en 1987, et dont les convictions religieuses l’empêchent de jouer le dimanche, Grant Fox, ouvreur et toujours titulaire du record de nombre de points marqués dans une coupe du monde (126 points en 1987), Zinzan Brooke, génial troisième ligne Maori, leader du haka, auteur, malgré son poste, de trois drops sous le maillot des Blacks, sans compter les John Kirwan, Walter Little, Ian Jones, Richard Loe, Graeme Bachop, pour ne citer qu’eux. C’est avec des légendes de ce jeu que les Irisés vont passer la semaine. Pour autant, ce que vont vivre ces hommes, et toutes les figures de ce club, est une histoire simple, humaine et fraternelle, dont seul ce jeu a le secret.
1 / Zinzan Brooke, 3e ligne - 2/Gary Whetton, 2e ligne et capitaine - 3/Grant Fox, l’ouvreur mythique des All Blacks - 4/Sean Fitzpatrick, talonneur
PREMIER CONTACT
Première étape : aller chercher la délégation Néo- Zélandaise à Roissy. Oubliez l’armée de joueurs, d’officiels, d’agents, de partenaires, etc. Un squad de coupe du monde, en 1991, c’est 33 personnes. 28 joueurs et 5 officiels. Pour l’anecdote, on est ce jour-là en pleine grève des éboueurs et du personnel chargé du ménage de l’aéroport. « Ils ont littéralement débarqué dans une poubelle géante ». Welcome to France ! Deux jours après leur dernier match de poule, contre l’Italie, les joueurs sont mâchés, cassés. « Ç’a été un premier choc, se souvient Francis Palmer. On avait l’impression d’accompagner un groupe de petits vieux. Le deuxième choc a été la manière dont Benoît Oszustowicz et moi avons été immédiatement intégrés au groupe. » On a beau être en pleine coupe du monde, c’est plus une ambiance de tournée qui règne. « Une fois montés dans le bus, les joueurs et le staff se comptent », raconte Francis. « Chacun son numéro. Arrivés à 33, ils se tournent vers nous : « you’ll be 34, and you, 35 ! » Une manière de nous dire que nous faisions désormais, et pour une semaine, partie du groupe. » BLACKS EN BALADE Toute l’équipe loge au Novotel de Lesquin. Francis Palmer et Luc Briquet mobilisent le réseau de l’Iris pour répondre aux sollicitations des Blacks, qu’il s’agisse de trouver une piscine, de réserver des terrains de tennis ou de squash, de dégoter une salle de muscu ouverte tôt le matin. « On mettait un point d’honneur à trouver une solution dans le quart d’heure suivant la demande », se rappelle Luc. « On prenait les joueurs dans nos voitures pour les emmener où ils voulaient. » Toute la semaine, la fine équipe va se balader dans les Flandres. Du mémorial Néo-Zélandais du Quesnoy, pour le devoir de mémoire, à la brasserie Duyck, pour la découverte des spécialités locales. Ambiance conduite du mercredi après-midi. Avec des bébés de 110 kilos.
PROS AVANT L’HEURE
Pierre-Yves Fosse, demi de mêlée et aujourd’hui président des Old Briscards, l’équipe de vétérans de l’Iris, faisait partie de l’aventure. Il a été pendant ces 6 jours le kiné des All Blacks. « Ce qui m’a marqué, c’était leur discipline », explique-t-il. « Des pros avant l’heure. » Chaque matin, très tôt, l’intendant John Short, dit « Shorty », glisse sous chaque porte le programme de la journée et les tenues à prévoir (chaque tenue était numérotée, allant du kit d’entraînement au smoking des grands soirs). Pour chaque point presse, cinq joueurs sont désignés, mais jamais Michael Jones, ni Grant Fox. Le premier en a ras la casquette de devoir justifier son choix de ne pas jouer le dimanche. Pour le second, la raison est simple : « on ne touche pas à l’ouvreur ». Ça n’empêchera pas le meilleur joueur du monde de prendre un gage parce qu’il a oublié son pull dans le bus. La discipline, on vous dit. Dernier exemple de ce professionnalisme naissant : le coach Alex Wyllie soumet à Francis une demande un peu particulière. Il veut aller voir l’entraînement des Canadiens, mais incognito. Il y assistera, caché dans un buisson, littéralement… ILS SONT JOUEURS Les rugbymen sont des sales gosses. En dehors du jeu, deux choses les intéressent : faire les cons et boire des coups. Pour le plaisir d’être ensemble. Les All Blacks n’échappent pas à la règle. Deux exemples. La tradition veut que le plus jeune organise un dîner pour toute l’équipe. C’est à l’arrière John Timu de s’y coller. Renseignements pris, il annonce à ses co-équipiers que ça se passera à l’Huîtrière, grande table locale. Tenue numéro 1 de rigueur. C’est le smoking. Les joueurs sont au taquet. Nos 33 – gros – pingouins finiront au dernier étage du McDo de la Grand Place, à s’enfiler des Big Macs. Six, pour le pilier Richard Loe, qui a apparemment bon appétit. Bonne blague, Timu. Autre histoire. Un matin, comme tous les matins, un joueur de l’Iris se lève. Il vit en colocation avec plusieurs amis. Il prend sa douche, s’habille et descend prendre son petit-déjeuner. Ouvrant la porte de la cuisine, il tombe alors nez-à-nez (cassé) avec un All Black. Son nom n’a pas d’importance. « Coffee, mate ? » lui lance le Kiwi, débonnaire et amusé de la mine hallucinée de son hôte. La belle-soeur de l’Irisé, qui dort à l’étage au moment de cette rencontre lunaire, le Néo-Zélandais ayant eu la délicatesse de ne pas la réveiller en se levant, va bien, merci. Fatiguée par une nuit sportive, elle se lèvera ce matin-là un peu plus tard.
A droite : Va´aiga Tuigamala, ailier
L’ENTRAÎNEMENT
Le point d’orgue de la semaine pour les joueurs de l’Iris est la session d’entraînement. Les All Blacks ont besoin d’une opposition pour travailler la mêlée, notamment. Pas de machine – le fameux joug – à cette époque. Il faut s’y coller. Tout le petit monde du rugby des Flandres est sur le bord du terrain. Cette session, Pascal Delot s’en rappelle comme si c’était hier. « On était excités comme des puces. Imagine. Jouer contre les All Blacks ! » Les joueurs s’échauffent, participent aux ateliers. Vient le moment des mêlées. Les Irisés ne vont pas être déçus du voyage. « Les All Blacks alignent leur 5 de devant », raconte Pascal. « On se met à 8 en face. La mêlée se met en place et ça commence à pousser. Je n’ai jamais rien senti de pareil ! » Les huit Irisés prennent une reculée maison. Même à 12, ils ne parviendront pas à faire bouger les 5 Blacks.
LA FAMILLE
Le match approche. La semaine de rêve pour les Irisés touche à sa fin. Pour la petite histoire, les All Blacks s’imposent sous une pluie battante 29-13 mais s’inclineront en demi-finale contre l’Australie, qui remportera la compétition. Reste la troisième mi-temps. Une tente est dressée à l’extérieur du Stadium Nord. 1000 invités sont présents. C’est Pernod qui régale. Problème : pas une bière à l’horizon. Pour un Kiwi, une troisième mi-temps sans bière, c’est compliqué. Après avoir respecté le protocole, les Blacks et leurs hôtes filent à l’Irlandais, le seul bar ouvert le dimanche. Bonne pioche. Les tournées pleuvent. « Et là, se rappelle Pierre-Yves Fosse, c’est comme si tu lâchais les Dalmatiens… » Bien énervée, la bande finit au Macumba. Dernière anecdote. Le videur de la boîte est un deuxième ligne de l’équipe d’Armentières. Reconnaissant Pierre-Yves, contre qui il a joué, et voulant l’emmerder, refuse de le laisser entrer. C’est souvent binaire, un deuxième ligne. Débarque Zinzan Brooke. Comprenant la situation, il choisit de la régler de manière radicale. Un coup de boule plus tard, il empoigne Pierre-Yves : « come on, my friend, let’s party now ! » « Durant cette semaine, j’ai vraiment eu l’impression de faire partie d’une famille », résume Pierre-Yves. La famille du rugby, quoi. Une famille de bons tarés. Mais une p… de famille.
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TEXTE : GOLDIE WILSON