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Five Pointz (1993-2014)

WRITE TIME, WRONG PLACE

Five Pointz ? Très simple. C’est l’histoire d’une ancienne usine de compteurs d’eau, située au 45 Davis Street à Long Island City, dans le Queens, New York City, devenue en une vingtaine d’années un phare pour les graffeurs du monde entier, englouti en une nuit par les règles impitoyables de l’urbanisme new-yorkais.

Le bâtiment est racheté au début des années 90 par un certain Jerry Wolkoff, promoteur immobilier. Il n’a pas de plan immédiat. Le site n’est pas spécialement beau, mais il est extrêmement bien placé. Surtout, la ligne 7 du métro aérien tourne autour du bâtiment. Ça paraît bête, mais c’est un élément déterminant pour comprendre le destin de ce lieu. Pourquoi ? Parce qu’ainsi les façades sont visibles de tous les passagers de cette ligne, qui peuvent à loisir les observer durant leurs trajets quotidiens.

Et ça, les adeptes du graffiti l’ont bien compris. Les murs de l’usine désaffectée en sont recouverts. Attention, à l’époque, on est loin des fresques murales colorées qui fleuriront ici plus tard. Le graffiti, à l’origine et pour rappel, c’est de l’écriture sur la voie publique. Illégale, donc. Une manière de dire « j’étais ici », de se montrer, de rendre visible au plus grand nombre son nom, sa signature, sa singularité. Vous l’avez sans doute fait sur le tronc d’un arbre, sur votre bureau d’écolier, voire sur un mur. Bref, le spot de l’usine désaffectée est idéalement placé pour qui veut afficher son message ou son pseudo. Chacun y est allé de sa petite bafouille. Les murs sont griffonnés dans les grandes largeurs.
C’est crade.


©andrew burton / ©DR

Pourtant, l’art du graffiti est pile en train d’évoluer. Son histoire est intrinsèquement liée à celle des quartiers environnants, et plus précisément le South Bronx. Dans les années 70 et 80, c’est une zone de non-droit, au mieux. Les gangs y règnent et peu de personnes de l’extérieur osent s’y aventurer. L’essor de la culture hip hop, incluant le graffiti, va donner aux habitants de ces quartiers abandonnés – le Bronx et les autres – un moyen d’exprimer leur colère d’être ainsi laissés pour compte, de crier à la face du monde qu’ils existent.

Au départ, c’est le métro new-yorkais qui prend le plus cher. Quel meilleur moyen en effet de voir sa signature sillonner toute la ville ? Les wagons deviennent des galeries ambulantes. Les graffitis sont de plus en plus soignés, artistiquement parlant. Mais inutile de préciser que c’est loin de plaire à tout le monde. Les artistes sont alors plutôt considérés, au mieux comme des petits vandales.

Retour à Davis Street et à notre usine abandonnée. Si vous avez suivi, le nouveau propriétaire n’a pas de projet pour sa nouvelle acquisition. Un homme, Pat Delillo, débarque avec un programme baptisé « Graffiti Terminators ». L’idée de Pat est simple. Le graffiti est un art. L’énergie des graffeurs doit juste être canalisée. Il faut donc leur donner l’accès à des espaces définis pour qu’ils puissent légalement laisser libre cours à leur imagination et leur créativité. Remplacer les gribouillis dégueulasses par de vraies fresques constituera un projet fédérateur et constructif pour les gamins du quartier, et l’immeuble n’en sera que plus remarquable. Le projet convainc Jerry Wolkoff. Il met l’usine à disposition, louant des studios aux artistes à prix modique et les autorisant à s’exprimer sur les murs. Ainsi naît la Phun Phactory.


©DR

Le lieu revit. C’est l’explosion de couleurs. En 2002, Pat Delillo s’en va et cède la place à Jonathan Cohen, aka Meres One, graffeur de son état depuis l’âge de 13 ans. L’endroit devient « Five Pointz », en référence aux cinq arrondissements de New York : Bronx, Brooklyn, Manhattan, Queens, Staten Island. Il sera également connu également sous diverses appellations : Institute of higher burnin’, ou encore Five Pointz Aerosol Art Center.

C’est l’âge d’or du lieu, qui devient un aimant à artistes et un point névralgique du street art. Tout graffeur rêve d’y poser sa marque. Les places sont chères. Il faut déposer une candidature, montrer patte blanche, avant de se voir attribuer une parcelle des quelque 20 000 mètres carrés des façades. Dans un univers où l’ego prédomine, où chacun peint avant tout pour soi, Five Pointz parvient à fédérer une communauté, à créer les conditions de collaborations multiples entre artistes venant du monde entier, et contribuant ainsi à faire du hip hop un langage universel. Ils seront au total près de 1500 à s’exprimer sur ces murs, participant à l’élaboration de plus de 400 oeuvres. Tous ceux qui y sont passés parlent de l’énergie du lieu, du sentiment de participer à quelque chose d’important, de Five Pointz comme d’une oeuvre monumentale faite de touches individuelles.

L’endroit devient un lieu incontournable, visité par de nombreux curieux qui peuvent discuter avec les artistes et pas uniquement voir les oeuvres, mais observer le processus de création.


©DR

Trop belle histoire ? Bien sûr ! En 2013, le propriétaire décide de reprendre la main sur son bien. Dans la balance, un deal pour un complexe immobilier estimé à près de 400 millions de dollars. Face à cela, les bombes de peinture ne pèsent pas lourd. Certes, le petit monde du tag se mobilise, déclare à qui veut l’entendre qu’il ne lâchera rien pour sauver l’endroit et son esprit. Personne ne croit à la démolition d’une telle oeuvre.

Dans la nuit du 18 au 19 novembre 2013, Jerry Wolkoff fait repeindre les murs en blanc, effaçant en une nuit les travaux de tous les graffeurs passés par là. La seule manière selon lui pour expédier le dossier une bonne fois pour toutes, cet art étant de toute manière par essence éphémère, prend-il soin de préciser à l’époque. Pas faux. Il inscrit pourtant son nom en lettres d’or au « wall of shame » du street art.

La démolition des bâtiments démarre en septembre 2014. Il ne reste aujourd’hui que les photos de ce lieu qui a tant contribué à donner ses lettres de noblesse à l’art de la rue. La bonne nouvelle, c’est que cela n’a pas empêché cet art de se développer encore et encore, partout, au point qu’il entre désormais dans les galeries et les musées. L’énergie est différente. Ce n’est pas mieux ni moins bien, c’est ainsi.


©DR

Pardon de donner l’impression de passer du coq à l’âne, mais vous connaissez cette histoire, dans la Bible (Genèse 11 :6). Celle où les hommes se lancent dans la construction d’une tour dont le sommet touche le ciel, littéralement pour se faire un nom, opposer à la puissance de Dieu une puissance équivalente, collective. « Voici qu’ils ne forment tous qu’un seul peuple, avec une même langue : s’ils commencent ainsi, aucun projet désormais ne leur sera impossible », constate, inquiet, ce Dieu tout puissant, avant de détruire l’ouvrage et de disperser les hommes. Avec Five Pointz et son drame, le graffiti a peut-être gagné un mythe fondateur. Une sorte de remake à la sauce US de la Tour de Babel.

©andrew burton

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