
Ca vient du choeur
20 feet from stardom
Les choristes. Comment ? Que dites-vous ? Gérard
Jugnot ? Non, non, vous n'y êtes pas du tout. Mais vous venez de me coller « vois sur ton chemin » dans la tête. C’est très gentil. Un peu lourd mais très gentil, merci. Non, vous allez vous en rendre compte, la petite histoire qui suit n’a rien à voir avec celle des pensionnaires en culotte courte à la voix pré-pubère.
Les choristes, disions-nous. Les vraies. Principalement des femmes. En grande majorité noires. Bien souvent filles de pasteur élevées au chant gospel. Les « colored girls who go doo, doo-doo, doo-doo » , comme le chante Lou Reed dans « Walk on the wild side ». Des filles qui, depuis les années 60 et l’avènement de la soul et du rock, assurent les harmonies en studio, tiennent la scène, font le show, accordent leurs voix pour donner du corps au chant.
Tout le monde aime les choeurs et les choristes. Ne dites pas le contraire. Je vous entends d’ici. Devant le miroir de votre salle de bain, au volant, en soirée après quelques verres, à fredonner/chanter/beugler des « hmmm, wap », des « dadoum, dadoum », ou des « hou, hou, hou ». C’est bien, vous avez raison. Car inconsciemment, cette petite manie universelle - oui, on fait tous comme vous - sonne comme un hommage rendu au talent de ces filles qui ont contribué à écrire les plus belles pages de l’histoire de la musique. En restant pourtant dans l’ombre.
" LE CHOEUR RESTE UNE POSITION SANS GLOIRE " Bruce Springsteen
Faites le test autour de vous. Qui connaît Merry Clayton ? Darlene Love ? Non ? Et si je vous dis Lisa Fischer ? Claudie Lennear ? Judith Hill ? Jo Lawry ? Toujours rien ? Alors regardez « 20 feet from stardom ». Vraiment. C’est un documentaire, récompensé par un Oscar en 2014. Il raconte l’histoire de ces filles. Et c’est tout simplement à tomber.
Vous ferez par exemple connaissance avec Darlene Love. Avec Jean King et Fanita James, elle forme dans les 60’s un groupe, The Blossoms. Elles font partie des premières choristes noires à travailler en studio. Pour rappel, à l’époque, être black, et femme de surcroît, n’est pas vraiment ce qu’on peut appeler un avantage pour percer dans le showbiz. Darlene et ses copines s’en foutent. Elles chantent et sont souvent appelées pendant les enregistrements pour faire les choeurs d’autres groupes de femmes. Blanches de préférence. Elles se moquent un peu de ces blondasses qu’elles qualifient de « lectrices », parce que perdues sans une partition. Ce qu’amènent Love et consoeurs, c’est le feeling, la prise de distance avec le script, justement. Un son brut, authentique. Un supplément d’âme, une connexion directe, spirituelle, par la voix. Le « truc gospel » qui va vite devenir incontournable.
Dire que Darlene a surmonté quelques épreuves durant sa carrière est un euphémisme. Première anecdote en 1962. Le producteur des Blossoms, Phil Spector, décide d’enregistrer un morceau avec elles seules. « He’s a rebel » sort en 1962. C’est un tube, numéro un des ventes. Darlene, Jean et Fanita n’apparaissent pas sur la pochette et ne sont même pas citées dans les crédits. Cet enfoiré de Spector a préféré publier le disque sous le nom des Crystals, un autre groupe de son écurie. Ça calme. Love ne se dégonfle pas et continue.
" ON ATTEND D'UN CHORISTE QU'IL DONNE UN SON D'ENFER, QU'IL NE REVENDIQUE RIEN ET QU'IL S'EN AILLE VITE " David Lasley
1975, fin de son contrat avec l’odieux Phil. Elle signe avec Gamble and Huff. Le top, à l’époque. Darlene se met à rêver. Pas trop longtemps. Ses nouveaux producteurs revendent son contrat à Phil Spector. Le cauchemar continue. C’en est trop, elle claque la porte. Suit une bonne dépression. Elle l’a dure, au point de devoir confier ses enfants à ses parents, incapable qu’elle est de s’en occuper. Durant ces années, la grande Darlene Love devient femme de ménage. Un jour, alors qu’elle nettoie la salle de bains d’une de ses clientes, elle entend une de ses chansons à la radio. Déclic. Relance. Départ pour New York. Sa carrière redécolle. Elle est introduite en 2011 au Rock’n Roll Hall of Fame. Vous vous dites qu’il faut quand même avoir la foi ? on est bien d’accord.
L’histoire de Merry Clayton n’est pas mal non plus. Petite, son père ne l’autorise à voir qu’un seul artiste en concert.
Bon, ça va, c’est Ray Charles. Fan, elle rêve d’intégrer le choeur battant du Genius, les Raelettes. Ce qu’elle fera. C’est une bonne école, exigente, pour percuter, trouver la note. La carrière de la petite démarre bien.
On est à la fin des années 60. Les Anglais débarquent. Ils ont eu vent des voix religieuses de ces choristes, jusqu’ici cantonnées au fond de la scène, mais dont la réputation a traversé l’Atlantique. Les groupes Brits veulent que leur rock « sonne black ». David Bowie se lance avec « Young Americans » (1973), son disque soul. Puis viennent Joe Cocker, Robert Plant, etc. La bride est lâchée.
" LA VOIX HUMAINE EST LA FORME D'EXPRESSION LA PLUS PURE. PAS D'INTERMÉDIAIRE ENTRE L'ÂME, LE TALENT, LE CORPS, L'AUDITOIRE " Bill Maxwell
« On nous demandait toujours de baisser d’un ton et là, boum, on nous disait de chanter. Ça nous a sauvé la vie ». Ces mots sont de Merry Clayton. L’ex-Raelette devenue grande accomplit en 1969 un des ses plus grands faits d’arme.
C’est la nuit. Son producteur la réveille. Un groupe anglais, présent à L.A. pour enregistrer son prochain album, a besoin d’une voix de femme pour un couplet.
Maintenant ? Maintenant. Enceinte, Merry se lève et retrouve au studio une bande de sales gosses hilares. Ce sont les Rolling Stones. Le morceau en question, c’est Gimme Shelter. Il va falloir qu’elle envoie, lui dit Jagger. Au pied levé, elle s’exécute. Et ça déménage. Vous pouvez réécouter la version de l’album (Let it bleed), et sentir la jubilation du groupe au moment où Merry balance ses « Rape ! Murder ! It’s just a shot away ! It’s just a shot away ! ». Un morceau de bravoure. Une performance qui la place au firmament.
Après ça, Merry Clayton se lance dans un carrière solo. Elle se voit confier le rôle d’Acid Queen, avant Tina Turner, dans la première à Londres en 1972 de Tommy, la comédie musicale des Who. Elle sort trois albums excellents. Son producteur, Lou Allen, joue le jeu et fait tout pour que ça décolle, promo, concerts. Merry tutoie par son talent Aretha Franklin. Mais ça ne prend pas. L’industrie a ses codes. Merry chante du gospel. Il n’y a qu’une Aretha. Fin de l’histoire. Constat de l’échec, 30 ans plus tard, et toujours des sanglots dans la voix : « j’avais l’impression qu’en y mettant tout mon coeur, je deviendrais une star ».
Elles sont nombreuses, ces chanteuses au talent fou restées dans l’ombre. Leur rôle en tant que choriste a évolué au cours des années 70, leur partie vocale devenant la musique elle-même. On s’est mis progressivement à fredonner les choeurs autant que le solo. Au-delà des rengaines, elles ont forgé le son d’une époque qui a vu se développer les combats pour les droits civils, le féminisme, contre la guerre. Un son chanté en dépit des conservatismes. Un activisme par la musique, en somme.
On pourrait parler aussi de Lisa Fischer, reconnue par le métier comme la reine, récompensée par un Grammy award en 1992 pour son premier album, traînant à sortir le deuxième et laissant passer le train. L’impression, selon ses propres termes, d’être passée à côté de sa vie, « mais finalement ok ». Ou de Judith Hill, choriste de Michael Jackson, censée être révélée au grand jour par la dernière tournée du roi de la pop. Raté.
Qu’il est long et difficile, le chemin qui va d’à côté de la batterie jusqu’au devant de la scène. C’est Bruce Springsteen qui le dit dans le documentaire. Après l’avoir regardé, on veut bien le croire. Reste que l’histoire de ces femmes est sidérante d’humanité.
On sait, ou tout du moins on peut deviner, que le monde du show-biz est injuste et cruel. On sait que le talent est un atout mais qu’il ne suffit pas, que rien n’y est question de justice, que ce sont les circonstances, la chance de tomber sur le bon producteur, et le destin qui jouent pour beaucoup. Mais il faut voir la manière dont ces femmes au talent lunaire s’en accommodent. Plus ou moins bien, avec pas mal de regrets bien sûr, mais toujours avec dignité. La réalisation d’un rêve, à quoi ça tient ? au timing, à une rencontre, à quelques secondes. Bref, à rien. Et c’est vertigineux. Rien que pour cette leçon, ce documentaire est indispensable.
" POUR MOI CHANTER C'EST UN PARTAGE, JAMAIS UNE COMPÉTITION " Lisa Fischer