
Boum boum, c'est qui?
C'est les belges
La Belgique. Reconnue officiellement en 1839. Un peu plus de 30 000 km carrés, un confetti sur la carte. Plus de 11 millions d’habitants, dont 57% de Flamands néerlandophones et 43% de Wallons quasi tous francophones (quasi, parce que 85 000 sont germanophones, quand même, s’agirait pas de les oublier). Le champ de bataille de l’Europe durant une bonne partie de son histoire. Malgré son roi et sa devise – « l’union fait la force », « eendracht maakt macht » en flahute – un territoire complexe voire impossible à gouverner. Mais culturellement, pardon. Malgré sa jeunesse insolente, ce pays a offert au monde quelques-uns de ses plus beaux joyaux. Au hasard : Annie Cordy, la Duvel, Bruges, Sttella, Arno, Eddy Merckx, Jacques Brel, Philippe Geluck, Michel Preud’homme, Benoît Poelvoorde. Et la New Beat, bien sûr.
Dans les années 80, quand tu rigolais devant l’Académie des 9, que Mammouth écrasait les prix, et que ta sœur végétait devant le Top 50 en se gavant des productions de Stock, Aitken, Waterman (mais si, tu sais, Kylie Minogue, Rick Astley, Jason Donovan et toute la clique), les Belges, eux, ont tout fait péter, en créant ce son particulier qui se propagea sur la planète entière. On se souvient aujourd’hui de la New Beat comme d’une musique très commerciale – merci Confetti et son morceau dégueu « The Sound of C » – mais ce mouvement a tout simplement révolutionné la musique électronique.
Un documentaire, « The Sound of Belgium », retrace cette histoire. Conseil d’ami, ruez-vous dessus. Il permet de comprendre comment une poignée de créateurs fous de musique ont marqué cette rupture et influencé les générations suivantes
Le sens de la fête
Reprenons depuis le début. Première interrogation : pourquoi là-bas ? Question de culture et de territoire. Les Belges ont été si souvent conquis ou envahis qu’ils ont vite appris à se concentrer sur le principal : travailler dur et faire la fête. D’abord dans les kermesses annuelles, dans les années 20. Ambiance bière à gogo et orgues de barbarie. Un carton-jockey – véridique ! – s’occupait de passer les morceaux de papier à trous dans la machine pour assurer le set.
Le bal musette, ça va bien deux secondes. Dans les années 50, un chimiste belge, Léo Baekeland, crée une nouvelle matière, la bakélite. Les Ricains s’en emparent et l’utilisent pour graver des sons. Le disque vinyl est né. Dans les bars, puis dans les clubs, avec l’arrivée depuis les USA des premiers 45 tours, un nouveau son se propage. La Soul. The Groove, club d’Ostende, est le premier à passer ces disques. C’est un choc et l’éveil d’une nouvelle sous-culture dédiée à la musique.
Le son Popcorn
Un club, ouvert en 1971 à Vrasene, près d’Anvers, va laisser une empreinte particulière. Son nom ? Le Popcorn. Chaque dimanche, en pleine campagne, 1000 fêtards Belges, Hollandais, Français, Allemands s’y retrouvent, se gavent de bières et d’amphétamines et balancent sur des mix de Soul, Jazz, Ska, Blues. Ce qui compte, c’est le rythme, le tempo. Pratiquement aucun disque ne passe d’ailleurs à vitesse normale. Les 45 tours sont joués à la vitesse d’un 33 tours, avec le pitch à +8. Dit comme ça, ça paraît technique, mais cette volonté de distordre la musique dans l’unique but de faire danser est un acte fondateur.
Désormais, en Belgique, chacun cherche son son. Celui qui fera bouger les foules jusqu’à plus soif. Sur les galettes, d’abord. Le pays devient la terre promise des disquaires. Les disques arrivent chaque semaine par containers entiers au port d’Anvers. C’est à qui trouvera la perle rare. Une frénésie. Les plus motivés n’hésitent pas à voyager en Angleterre ou en Allemagne pour récupérer dans telle ou telle boutique une version inédite. Le Belge est commerçant. La demande augmente, les prix aussi. C’est le début des bootlegs – copies pirates – et surtout de l’intérêt pour les machines, synthés, séquenceurs ou autres
La nouvelle génération de DJ qui déboule avec les années 80 reprend ce flambeau. L’ordinateur se démocratise et ouvre de nouvelles possibilités de création. L’objectif reste le même : absorber les productions existantes, bidouiller des sons à la maison et les tester dans les clubs. Seule compte la vérité du dance floor. Entre la disco, trop commerciale, Jean-Michel Jarre, pas mal mais un peu lisse, et Kraftwerk, génial mais mathématique et pas assez rebelle, les Belges tracent une voie unique. L’Ancienne Belgique, à Anvers, devient la Mecque. Steve Reich, Klaus Schulze, Ronny Harmsen sont les premiers à y jouer une musique bien spécifique du plat pays et très avant-gardiste, mélange de new wave et des sons sortis des marges de la musique pop.
En 1985, une radio balance sur les ondes cette musique des clubs alternatifs. Chaque jeudi, de 20h à 22h, Radio SIS Anvers diffuse son émission, devenue culte, « Les liaisons dangereuses ». Le morceau « A Split Second », de Flesh, est passé à la moulinette Popcorn. Les basses sont plus amples, plus rondes, rendant le morceau dansant. Pour beaucoup, c’est le premier titre New Beat. Le mouvement est lancé.
Fuir une décennie plombée
Les mixes produits par les Belges sont durs, séquencés, répétitifs, crépusculaires, à l’image de cette période de crise et de guerre froide. Front 242, Jesus loves the acid, Quadrophonia, T.99, entre autres, mènent cette rébellion par la dance. C’est noir, ça transpire. Une musique pour le corps plus que pour l’esprit. Les Belges font exploser les codes et créent ce qui deviendra le son de l’Europe continentale. Ils imposent une vraie cassure, absolue, avec le passé, en étant les premiers à utiliser les boucles, à imposer des atmosphères hypnotiques. Ce qu’on trouve aujourd’hui partout dans le monde dans la House ou la Techno, on le doit à ces bidouilleurs de génie.
Comment parler de la New Beat sans évoquer le Boccaccio. C’est là que tout explose. Le temple de la musique underground, ouvert uniquement le dimanche. Beaucoup sont prêts à faire la queue pendant trois heures, à 5h du matin, pour pouvoir accéder à la piste. Entrer dans le Boccaccio à cette époque, c’est comme pénétrer dans un film au ralenti. Une ambiance extraordinaire de fin du monde. Des DJ mythiques comme Eric Beysens ou Olivier Pieters. Le même rythme toute la nuit, lancinant, hallucinogène. Des jeux de lumière incroyables. Un niveau de décibels à crever les plafonds. 3 à 4000 personnes dansant comme des robots. Un seul objectif : fuir cette décennie plombée. Tous en gardent un souvenir fort. Eddy De Clercq, DJ et producteur : « tellement pris par la musique que je me suis mis à pleurer ». Joey Beltram, DJ signé à l’époque par R&S Records, maison de disques emblématique créée par Renaat Vandepapeliere et Sabine Maes : « la musique la plus sombre, la plus destructrice que j’ai jamais entendue ».
Durant cet âge d’or de la New Beat, l’expérimentation est permanente. Les médias mainstream se contrefichent de cette musique qui sent le soufre. Il faut donc passer en club. Les producteurs testent les sons en direct et les retravaillent si les gens ne sautent pas assez haut. Une fois le résultat atteint, on sort un master. « Move your ass », produit ainsi par le trio Morton (Jo Casters), Sherman (Herman Gillis), Bellucci (Roland Beelen), se vend à 60 000 exemplaires, sans jamais être passé à la radio. Le monde se divise alors en deux catégories. Ceux qui sortent et qui ne veulent écouter que cette musique. Et les autres.
La dérive commerciale, entamée dans les années 90 avec Confetti et consorts, était-elle évitable ? Probablement pas. Elle a marqué le début de la fin pour la New Beat, l’ecstasy s’occupant de causer la perte des clubs. Il reste de cette épopée une chose certaine : de 1985 à 1995, la meilleure techno était made in Belgium. Ces producteurs, grâce à leur expérience dans le bidouillage des sons, par leur capacité à s’inspirer de sources diverses, ont imposé une empreinte sonore, reconnaissable dès les premiers riffs. Ils ont changé la face de la musique électronique à travers le monde, et influencé de fait tous les mouvements à venir. Plus qu’un terrain de jeu, la New Beat fut, comme le dit Joey Beltram, l’équivalent dance, très noir, de ce que furent Led Zeppelin et Black Sabbath pour le rock. Merci les Belges.