
Abstrait pour trait
abstractions géométriques... nemours, claisse et cie
Incroyable, ce qu’on peut faire avec des cercles, des carrés, des triangles et des lignes. Non, on ne vous parle pas des dessins que votre petit dernier vous ramène de l’école. Oui, on sait qu’il est major de sa classe de petite section, mais non. Quoiqu’au passage, ça montre bien que l’enfant, en matière de création artistique, et avant de chercher à reproduire son environnement, est naturellement abstrait. Gardez ça en tête. Bref... Notre sujet, ce sont plutôt les toiles que vous verrez ici. Et les femmes qui les ont peintes.
Elles sont trois, de la même génération, nées entre 1929 et 1935, à porter aujourd’hui le flambeau de l’abstraction géométrique et à continuer d’explorer ce territoire si particulier de l’art abstrait.
Loin de nous l’idée de vous faire un cours d’histoire de l’art – ça dépasse largement nos compétences – mais ça vaut quand même le coup de dresser le décor.
Malgré quelques disputes d’experts sur le sujet, on peut considérer sans trop se tromper que l’art abstrait est né en 1910. C’est cette année-là que Vassily Kandinsky peint l’aquarelle connue comme étant la première œuvre non figurative de l’art moderne. Qu’est-ce que ça change ? Pas mal de choses. C’est principalement l’avènement de la dimension spirituelle dans la création artistique. Ce que Kandinsky appelle la « nécessité intérieure » et qui est pour lui un principe essentiel de l’art.
Pour lui et ses amis, vouloir peindre de manière figurative les éléments du monde extérieur est vain. Avec, notamment, l’essor de la photographie, technique beaucoup plus efficace et fidèle pour retranscrire la réalité, on peut abandonner la figuration et se consacrer à l’expression d’un monde intérieur, des sentiments, des sensations.
Au début du XXe siècle, l’abstraction géométrique n’est pas, à proprement parler, un mouvement. On en trouve les prémices dans les œuvres des pionniers de l’abstrait : Kandinsky, donc, mais aussi Frantisek Kupka, Kasimir Malevitch. Piet Mondrian apportera également une influence particulière, notamment avec le mouvement De Stijl, et sa recherche d’une harmonie universelle via l’art abstrait. En France, Fernand Léger, avec le cubisme, mais aussi Auguste Herbin, qui crée en 1930 un regroupement d’artistes baptisé Abstraction-Création, et Jean Dewasne, maître de l’abstraction constructive, pour ne citer qu’eux, contribuent à l’émergence d’un véritable courant qui prône un formalisme géométrique strict, qui érige la ligne et la couleur comme bases structurelles de chaque œuvre. L’abstraction géométrique, vous l’aurez compris.
Deux femmes – décidément – ont particulièrement marqué ce courant et contribué à son essor. L’artiste Aurélie Nemours, tout d’abord, connue pour la radicalité de son œuvre. Et la galeriste Denise René ensuite, qui a joué un rôle décisif dans l’affirmation de l’abstraction géométrique, surtout après 1945, à une époque où les faveurs des critiques et du public allaient plutôt vers l’abstraction lyrique, sœur rivale.
Trois autres femmes, donc, continuent aujourd’hui de creuser ce sillon. Elles ne sont pas les seules, bien sûr, mais il est intéressant de se pencher sur leur démarche et leur oeuvre. Bien qu’elles aient emprunté des chemins différents, en cultivant chacune leurs particularités, avec un caractère qui leur est propre, elles se rejoignent sur plusieurs aspects.
Il y a Marie-Thérèse Vacossin, l’aînée. Son travail, proche de l’Op Art, l’a menée sur la voie de l’abstraction géométrique dans les années 70. Un credo : la beauté est partout, il suffit d’être disponible pour la découvrir. L’expression doit être la plus sobre possible, débarrassée de tout effet. La construction rigoureuse de la toile sert ce dessein. Tout repose sur la ligne, la couleur, le dessin. De cet engagement et de cette rigueur naît l’immatérialité, la capacité de la toile à parler d’elle-même, à créer l’harmonie, susciter l’apaisement.
Ode Bertrand ne défend pas autre chose. Ancienne danseuse classique, nièce d’Aurélie Nemours dont elle a été l’assistante, à la fois élève et disciple, durant 35 années, elle a développé une œuvre personnelle. Là où sa tante explorait le plan et la couleur, elle a choisi le trait comme fil conducteur de son travail. Se basant sur l’utilisation du nombre d’or pour définir les figures géométriques et leur agencement, elle propose dans l’espace de la toile une véritable chorégraphie pour l’organiser. Son objectif est de créer un contrepoids au chaos environnant. Ici encore, l’apaisement et l’harmonie. Le monde intérieur. La spiritualité.
Cette notion de chorégraphie est l’occasion de souligner le rôle particulier de la musique. Abstraite par nature, elle compte beaucoup dans l’abstraction géométrique, où il est souvent question de vibration, de mouvement, de rythme. Beaucoup plus que les mots et l’écrit.
Le critique d’art et commissaire d’expositions Serge Fauchereau ne disait d’ailleurs pas autre chose dans le catalogue de l’exposition consacrée en 1989 à Geneviève Claisse, au musée Matisse : « l’écrit rapporté de l’extérieur à une oeuvre plastique ne lui ajoute rien. Sa lecture propose éventuellement un parcours, suggère au mieux des approches et, si peu que ce soit, ce n’est déjà pas si mal. Mais l’essentiel est dans les yeux qui regardent, dans ce qu’ils regardent. » Un constat partagé par Geneviève Claisse, bien sûr, pour qui « la séparation de l’art et de la littérature est toujours à conquérir ».
Au contraire des deux autres artistes qui ont exploré d’autres voies créatives, Geneviève Claisse est celle qui a dès le départ fait le choix de l’abstraction géométrique comme mode d’expression. Sa vocation serait née de la lecture de la revue « Art d’aujourd’hui », tribune de ce courant. Elle découvre les pionniers de l’abstraction, ainsi qu’une parenté avec Auguste Herbin (il est le cousin de sa grand-mère).
Son œuvre est un mélange troublant de rigueur et de spontanéité. Rigueur des figures géométriques utilisées. Le cercle pour l’universel, le spirituel, l’intériorité. Le carré pour la pesanteur, le terrestre, les certitudes. Le triangle pour l’envol. Rigueur dans leur agencement. Dans PLASMIDE III, représentée ici, les lignes s’arrêtent sur un cercle parfait : c’est le peintre qui reste maître des formes, et non le support. Rigueur, encore, dans l’utilisation des couleurs. Toutes les couleurs, y compris le noir et le blanc. « En peinture, contrairement à la vérité des physiciens, le noir n’est pas une non-couleur, le blanc n’est pas la fusion des couleurs, du spectre. Ce sont deux couleurs très fortes au même titre que le rouge, le bleu, le jaune. Il n’y a pas d’abandon de la couleur quand j’utilise le noir et le blanc », expliquait-elle dans un entretien en 1990. Rigueur, enfin, dans son engagement artistique, refusant la perspective académique, rejetant le recours au vécu ou toute référence à la nature. Un tableau ne doit pas retenir l’attention pour le sujet qu’il représente, mais avant tout parce que c’est une belle peinture, une œuvre se suffisant à elle-même, sans commentaire.