
The Graytest
Eileen Gray
21,9 millions d’euros. C’est à ce prix que le « fauteuil aux dragons » a été adjugé lors d’une vente aux enchères en 2009. Un record pour un meuble du XXe siècle. Il est l’oeuvre d’une femme. Une Irlandaise ayant vécu la majeure partie de sa vie en France. L’une des premières artistes modernes. Designer et architecte autodidacte d’exception, considérée dans son pays d’origine comme une figure aussi importante que l’écrivain Samuel Beckett ou le poète William Butler Yeats. Son nom ne vous dira probablement rien. Et c’est peut-être cela le plus incroyable.
Eileen Gray est née Kathleen Eileen Moray Smith le 9 août 1878 en Irlande du sud. Emigrée à Paris en 1907, elle y mourra en 1976, après une vie dédiée à son art et un parcours qui a fait d’elle l’une des plus grandes personnalités créatives de notre temps. Rien de moins. La reconnaissance de ses pairs et du public est pourtant venue extrêmement tardivement, à la toute fin de sa vie.
Au faîte de sa carrière, dans la première moitié du XXe siècle, Eileen Gray est au mieux reconnue comme une amatrice plutôt douée. En ce temps-là, faut-il le rappeler, les femmes, pauvres bichettes, n’ont pas encore le droit de vote et l’heure n’est pas vraiment au partage des tâches ménagères ni au congé paternité. Imaginez donc, dans ce contexte, une femme éduquée, artiste, précurseur, indépendante, accessoirement bisexuelle, imposant ses idées et partis-pris créatifs, s’autorisant à critiquer les théories de certains confrères… Ça donne une idée du caractère dont Eileen Gray a dû faire preuve pour avancer, imposer sa vision, son art et vivre de ses créations.
©Mary Gaudin
Après des études de peinture, elle apprend les techniques de laque et de tissage, et se fait connaître à Paris pour ses talents de décoratrice d’intérieur. Elle a bonne presse et ouvre en 1922, avec l’architecte Jean Badovici qui deviendra son compagnon, une galerie, rue du Faubourg Saint-Honoré, pour promouvoir ses créations.
C’est alors qu’elle s’intéresse à un mouvement avant-gardiste, prônant la synthèse des arts et l’abstraction, précurseur du Bauhaus et du style international en architecture. Ce mouvement, c’est « De Stijl ». Initié par le peintre et architecte néerlandais Théo Von Doesburg, il compte parmi ses partisans actifs un artiste comme Piet Mondrian. Séduite, Eileen rejette ses premières créations Art déco et se concentre sur un mobilier axé sur la fonctionnalité, mariant beauté et praticité. Des meubles pensés pour épouser les gestes du quotidien. Premiers pas vers le modernisme.
Que dire de sa vie et de son parcours artistique ?
Que son tempérament de créatrice radicale cherchant sans cesse à élargir son horizon, l’a poussée à multiplier les essais sur de nouvelles matières, à tester de nouvelles méthodes de travail.
Qu’elle était folle de machines, pilote de voitures de course, conductrice d’ambulance pendant la première guerre mondiale, pilote d’avion.
Qu’elle est considérée comme un précurseur de l’utilisation de la structure en acier tubulaire pour le mobilier, avec Marcel Breuer, René Herbst, Charlotte Perriand ou Gerrit Rietveld.
Qu’elle fut l’un des membres fondateurs de l’Union des artistes modernes, avec Robert Mallet-Stevens. Elle a contribué d’ailleurs à la décoration intérieure de la Villa Noailles, oeuvre de l’architecte décorateur, avec entre autres Pierre Chareau et Jean Prouvé.
©Mary Gaudin
Et puis il y a E–1027. Plus qu’un nom de code, une histoire incroyable. En 1924, encouragée par Jean Badovici, Eileen Gray se tourne vers l’architecture. Elle n’a jamais suivi de formation. Sa première réalisation, son coup d’essai, sera son chef-d’oeuvre. E–1027, donc. C’est le nom donné au projet dans lequel elle se lance avec Badovici. E pour Eileen, 10 pour le J de Jean, 2 pour le B de Badovici, 7 pour le G de Gray. Eileen choisit le lieu idéal selon elle, en acquérant en 1926 un terrain en bord de mer, à Roquebrune Cap-Martin, au nom et pour le compte de son compagnon.
« La maison a été construite pour un homme aimant le travail, les sports et aimant à recevoir ses amis.»
C’est lapidaire mais c’est ainsi que la décrivent Eileen Gray et Jean Badovici dans un numéro spécial de « L’Architecture Vivante », le magazine créé par Badovici pour promouvoir l’architecture moderne, publié en 1929 à la fin du chantier. Cela reflète le style de vie de ses concepteurs : simple, sans prétention, où tout a un sens et chaque chose a sa place.
L’habitation est en forme de « L ». Elle est à la fois compacte et ouverte. Toit plat, baies vitrées tout en longueur et fenêtres coulissantes - un procédé breveté par Badovici - pilotis, escalier hélicoïdal:
tout invite à la surprise. L’architecture d’Eileen Gray est destinée à être vécue, expérimentée. Elle chorégraphie les espaces qui se succèdent et proposent une série d’expériences. Contre l’idée qu’une maison est une machine à vivre, elle a pensé sa maison pour qu’elle colle à ses propres désirs, ses émotions et ses besoins. L’optimisation de la lumière va dans ce sens. Arrivant de tous les côtés, elle peut être chaude ou froide suivant les façades.
©Mary Gaudin
Tout en reprenant dans ce projet les principes énoncés par Le Corbusier dès 1926 dans ses cinq points de l’architecture moderne (pilotis, toit-terrasse, plan libre, fenêtre bandeau et façade libre), Eileen Gray s’oppose à certaines réflexions de l’architecte. Elle a cherché et trouvé le lieu parfait pour cette maison. Pour Le Corbusier, c’est l’habitacle qui prime, pas le terrain ni sa situation. Autre énoncé de Jeanneret, l’aménagement interne est le résultat de la structure externe. Pour Eileen, c’est l’inverse. L’édifice se construit en partant de l’intérieur. Ou, dit autrement, l’architecture est le résultat de l’assemblage des structures intérieures. C’est un message fort.
D’autant plus fort que Le Corbusier est un ami de Badovici et qu’il connaît bien Eileen Gray. C’est même un invité régulier du couple. On le dit fasciné par le travail de cette femme. E–1027 aurait même été un choc qui l’aurait influencé. L’histoire de cette relation étrange et de la confrontation des deux caractères est intéressante. Pour l’anecdote, elle a d’ailleurs fait l’objet d’un film, « Price of desire », inédit en France, avec Vincent Perez dans le rôle de Le Corbusier.
Le Corbusier veut acheter E–1027. Eileen Gray refuse. L’été 1938, alors qu’elle s’absente, il peint des fresques sur tous les murs sans lui demander, expliquant qu’il les trouve trop blancs. C’est une provocation, bien sûr. Eileen Gray est horrifiée. Elle renonce à effacer les fresques, Jean Badovici intervenant en faveur de son ami, mais refuse de vivre là plus longtemps. Elle ne vend pas la maison pour autant. Le Corbusier construit sur le terrain voisin son célèbre cabanon. C’est là qu’il passe une grande partie de ses dix dernières années. C’est là aussi qu’il meurt, noyé, suite à un malaise cardiaque. Au pied de sa maison préférée, restée pour lui inaccessible.
©Mary Gaudin
Eileen Gray, de son côté, tombe dans l’oubli après la deuxième guerre mondiale. Elle continue de mener ses projets avant d’être redécouverte au début des années 70. Elle fait même l’objet de rétrospectives au Royaume Uni et aux USA, peu avant de s’éteindre à l’âge de 98 ans. On attribue à l’architecte Michel Raynaud ce mot : « quatre ans avant sa mort, Eileen Gray devint célèbre ».
Restée vide longtemps avant d’être rachetée par le gouvernement français et réhabilitée, E–1027 est aujourd’hui ouverte aux visites.
©Mary Gaudin