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Maison Delcourt

ou La Villa Neutra

 

American history ( croi ) X
Niché au coeur de Croix, tellement caché qu’il est pour ainsi dire inconnu des non-initiés, un monument est en train de mourir à petit feu. C’est pourtant un chef d’oeuvre de l’architecture moderne, une maison de rêve. Un rêve américain, pour être précis. Celui d’un homme, Marcel Delcourt, patron emblématique des 3 Suisses, tombé sous le charme des réalisations californiennes de Richard Neutra, au point qu’il lui confia la conception de sa demeure.

La maison Delcourt, ou villa Neutra, est la seule réalisation en France de l’architecte, maître du modernisme. Construite en 1968, inscrite au titre des monuments historiques en 2000, elle est restée quasiment intacte depuis 1970 et n’a connu que deux propriétaires. Parler d’elle, c’est inévitablement raconter Richard Neutra, son parcours, son travail et les principes théoriques que ce précurseur a défendus.


©Julien Lanoo

A l’avant-garde des préoccupations environnementales
Passons rapidement sur le parcours. Richard Joseph Neutra naît au crépuscule du 19e siècle en Autriche. Poussé par l’un de ses professeurs, il émigre aux États-Unis en 1923 et s’y installe – il se fera naturalisé en 1929. Peu après son arrivée sur la côte Est, il suit durant quatre mois, en 1924, l’enseignement de Frank Lloyd Wright à Taliesin, Arizona, résidence d’hiver du maître. C’est notamment là, dans cet environnement désertique, influencé par les principes de l’architecture japonaise auxquels s’intéresse également son éminent professeur, que Richard Neutra jette les bases de sa théorie du bioréalisme. Pour cet érudit, épris de philosophie, l’homme a besoin d’être au contact de son environnement naturel. « Il acceptait l’hypothèse selon laquelle le code génétique de l’homme avait évolué à partir des savanes de l’est africain, vastes plaines ouvertes seulement ponctuées de quelques bouquets d’arbres.

Cette hypothèse avait des conséquences dramatiques pour la conception architecturale. Avant tout, les humains devaient être capables de s’orienter dans leur environnement, et pour ce faire avaient besoin de tous leurs sens », eut-on lire dans un ouvrage* dédié à son oeuvre. Mêlant anthropologie, psychologie et physiologie, Richard Neutra se fait donc le chantre, bien avant que le sujet ne devienne central, d’une architecture attentive à la nature environnante, plus proche des exigences biologiques. Le bioréalisme, reprend l’ouvrage précédemment cité, « expliquait pourquoi les hommes avaient besoin d’un contact physique avec la nature et l’extérieur, pourquoi ils devaient sentir le vent, voir l’eau, les nuages filant dans le ciel, et même pourquoi ils possédaient un sens inné de l’horizontalité. Il n’est ainsi pas étonnant que l’architecture de Neutra réponde à ces préoccupations. »


©Julien Lanoo

Il s’installe en Californie vers 1925-1926 et se lance dans les réalisations  qui feront sa renommée et qui séduiront, notamment, Marcel Delcourt. Avant de revenir à Croix, il est intéressant de se pencher sur quelques unes de ses constructions les plus emblématiques. Une des premières, d’abord, la Lovell House, ou Health House, construite pour Philip et Lea Lovell. On y trouve déjà les principes défendus par Neutra, de l’utilisation de l’acier et du verre au souci de la composition, en passant par la légèreté et le décloisonnement, les structures comme suspendues.

Vient ensuite, quelques années plus tard, entre 1946 et 1947, la réalisation de la Kaufmann House, ou Desert House, à Palm Springs. Elle aussi est devenue une icône. Tout est pensé ici pour l’intégration de la maison dans ses environnements, lointain et proche, dissipant la limite entre intérieur et extérieur.

C’est là que Richard Neutra applique le dispositif que l’on retrouvera dans la maison Delcourt de la « patte d’araignée », extension d’une poutre intérieure de la maison rejoignant une colonne extérieure, prolongeant ainsi l’intérieur

de la maison. L’architecte pousse la réflexion jusqu’à l’intégration de l’espace intérieur dans son environnement, par le choix des matériaux utilisés, du mobilier et de sa disposition, des couleurs. La Tremaine House, maison en béton, est également remarquable car emblématique du modernisme, et pour son intégration particulièrement réussie dans son environnement très contraint par sa topographie et sa végétation.

« Ce que j’aime dans cette maison, c’est qu’il n’y a pas de maison. »

Comment, enfin, ne pas évoquer la Bailey House, ou Case Study #20. Neutra participe en 1945 au programme Case Study (voir également le premier numéro d’Apologie Magazine) lancé par John Entenza, sur un terrain partagé

avec d’autres maisons du programme. La contrainte de terrain et de prix est plus forte, ce qui n’empêche pas Richard Neutra d’appliquer ses principes et de montrer que ses projets n’étaient pas réservés à des propriétaires fortunés.

« Ce que j’aime dans cette maison, c’est qu’il n’y a pas de maison » estimait son propriétaire, Stuart Bailey.

Signature de l’architecte, la toiture en porte à faux crée une galerie autour de la maison, couverte et extérieure, agissant comme un lien avec la nature environnante. Un travail important est fait, comme pour la Tremaine House, sur l’aménagement intérieur, Neutra laissant parfois poindre un caractère affirmé. « M. Bailey, écrit-il dans un courrier, les placards doivent rester discrets. Si vous les peignez en blanc, je retirerai mon nom du projet. » Les meubles restèrent brun foncé.

La maison Delcourt est la dernière réalisation de Richard Neutra. Il meurt en 1970 en Allemagne, quelques jours après une visite sur le chantier quasiment terminé. Reste ce chef d’oeuvre de 400 mètres carrés, comme un point final

à ce parcours immense, entièrement dédié aux idées auxquelles l’architecte aura été fidèle toute sa vie. Une oeuvre totale, pensée depuis le plan sur papier jusque dans les détails de l’aménagement intérieur et fruit du dialogue mené entre l’architecte, son équipe – il a travaillé sur le projet avec son fils, Dion Neutra, et l’architecte suisse Bruno Honegger – et le commanditaire. On y retrouve tous les éléments de la « maison prairie », principe cher à Richard

Neutra : ouvertures vitrées et plan ouvert brouillant les limites entre l’intérieur de la maison et son environnement, patte d’araignée, bassins extérieurs, etc. Elle a été, qui plus est, construite par une entreprise de la région, Rabot-

Dutilleul, et a fait l’objet d’adaptations locales, via notamment l’utilisation de matériaux du cru, de la brique d’Hem au grès d’Artois.


©Julien Lanoo

Un chef d’oeuvre à sauver
Cette merveille est aujourd’hui un chef d’oeuvre en péril. La maison est en vente, ce qui la met paradoxalement en danger. Restée quasiment intacte depuis sa construction, elle a besoin d’être restaurée dans les règles de l’art. Un budget estimé pour l’achat et les travaux à près de 3 millions d’euros. La question se pose également de sa valorisation et de son ouverture au public, à l’instar de ce qui a été fait pour sa grande cousine et quasi-voisine, la Villa Cavrois, oeuvre de Mallet-Stevens (voir, là encore, le premier numéro d’Apologie Magazine).

Dans ce but, le Centre d’architecture et d’urbanisme (WAAO) a travaillé en collaboration avec Béatrice de Castilla et Richard Klein, président de l’association Dococomo pour la sauvegarde des édifices modernes, sur une possible acquisition par une collectivité ou un groupement privé. Cette « initiative Neutra », soutenue par le Neutra Institute for Survival Through Design de Dion Neutra, tente aujourd’hui de fédérer partenaires et acteurs pour ne pas perdre ce joyau. Le projet a de l’allure et ferait de la maison familiale un lieu de recherche, de formation, de conservation et de visite. Un bon moyen de sauver ce pan d’histoire.

Une occasion en or pour rendre ce morceau d’Amérique, celle qu’on aime, « great again ».


©Véra Cardot & Pierre Joly - MNAM / Centre Pompidou

Sources :
• Rapport « Les maisons de Richard Neutre intimement liées à leur environnement, à la nature » - ENSAG – Master 1, Les Pensées du projet, L’architecture comme discipline – 13 mai 2015 – Anaïs Vigneron – directeur d’étude : Philippe Deletrez
• *Barbara Mac Lamprecht, Neutra complete work, Hozenzollernring, Taschen, 2010

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