
La villa cavrois
Une histoire moderne
Chef d’oeuvre de Robert Mallet-Stevens, figure de proue du mouvement des modernes, la Villa Cavrois réhabilitée est désormais ouverte au public. Elle a pourtant failli sombrer dans l’oubli.
La Villa Cavrois est ouverte au public, de façon permanente, depuis le 13 juin. C’est une bonne nouvelle. Excellente, même. Cette ouverture est une victoire. Celle d’un homme sur le temps qui passe. Car ce qu’on redécouvre aujourd’hui en pénétrant sur ce domaine n’est pas tant le bâtiment que l’homme qui l’a conçu. Robert Mallet-Stevens. « L’homme du goût juste, appliqué, modeste », pour reprendre les termes de Paul-Hervé Parsy, administrateur de la Villa.
Qu’on l’apprécie ou pas, ce bâtiment est unique
Cette construction est avant tout le fruit d’une rencontre. D’un côté les idées, la culture et le savoir-faire d’un homme. De l’autre, l’ambition d’un chef de famille – Paul Cavrois – à réaliser une demeure exceptionnelle. Ce type de commande totale en architecture domestique, en Europe, c’est quasiment du jamais-vu. Le programme tient en quelques mots :
« Demeure pour une famille nombreuse. Demeure pour une famille vivant en 1934 : air, lumière, travail, sports, hygiène, confort, économie. »
Avec cette liberté et les moyens qu’on lui donne, Robert Mallet-Stevens va réaliser sa dernière villa. Son chef-d’oeuvre. Tout, dans l’histoire de cet édifice, est hors-normes. Sa construction d’abord. Tout a été pensé par l’architecte. A l’extérieur, jardin compris, comme à l’intérieur. Aucun centimètre carré n’a été laissé au hasard. Exemples :
Les briques.
Prenez les briques de la façade. C’est fantastique, une brique. Même jaune. Observez-les quand vous irez visiter la villa. Il en existe 26 modèles différents et aucune n’a été coupée pour l’édification. C’est un peu comme si la façade extérieure avait été conçue comme un jeu de Lego géant, avec 26 types de pièces à assembler suivant des règles strictes. Joints horizontaux peints en noir et courant chacun de manière ininterrompue sur tout le périmètre des murs extérieurs. Joints verticaux presque invisibles pour jouer sur cette continuité… Le rendu est quasiment celui d’un enduit. Surprenant.
Un paradoxe.
L’organisation des pièces est très classique. On la compare à celle d’un château. Celle du jardin est également assez traditionnelle. Tout le reste n’est que modernité.
Robert Mallet-Stevens est précurseur dans l’utilisation de l’éclairage indirect. Fini, les lustres. Pas d’ornement, non plus. La noblesse des matériaux utilisés tient lieu de décoration. L’intérieur est équipé d’horloges électriques encastrées, d’une sonorisation par TSF et d’un réseau téléphonique interne. Un ascenseur permet d’accéder aux étages. Ajoutez à cela la salle de cinéma, la bagagerie, les grandes terrasses, le belvédère, sept salles de bain, la piscine extérieure… Rappelons que nous sommes en 1932.
Une mise en scène de la vie domestique.
Robert Mallet-Stevens a aussi conçu des décors de cinéma. On entre dans sa réalisation comme dans un film. Tous les ingrédients sont là. Lumière et mouvement. Plans larges et focus. Le visiteur devient spectateur de la vie familiale de l’époque.
L’espace intérieur est organisé. Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. Les meubles sont pensés et intégrés pour et dans chaque pièce. Robert Mallet-Stevens s’est entouré ici des grands artistes décorateurs de son temps. C’est pour la cuisine de cette villa qu’il a lui-même conçu la petite chaise intemporelle qui continue de porter son nom aujourd’hui.
Cette démarche en fait un homme à part dans sa profession (voir encadré). Il prône, selon ses propres termes, « l’effacement de l’architecture devant l’équipement ménager ». L’architecte fait tout bonnement disparaître sa discipline et s’appuie sur l’art ménager pour faire émerger l’innovation. Reprenons encore une fois ses mots : « la cuisine moderne est un Salon des arts ménagers en miniature qui fait naître une esthétique nouvelle ».
Robert Mallet-Stevens est le seul à aller au-delà de l’opposition faite entre industrie et artisanat, entre architecture et décoration.
Debout malgré tout
Et pourtant, la Villa n’a jamais fait l’unanimité.
Dès la fin du chantier, en 1932, elle fait l’objet de sarcasmes et de commentaires peu flatteurs. On l’appelle « le péril jaune », ou encore « la folie Cavrois ». Jusqu’à la fin des années 80, peu nombreux sont ceux qui s’intéressent au devenir de l’oeuvre.
L’histoire est aujourd’hui connue, mais après le décès de l’épouse de Paul Cavrois, en 1986, la famille met en vente la Villa. Elle est rachetée par une société immobilière. Son projet est simple : raser le bâtiment et lotir le domaine. Une hérésie ? Au contraire. Paul-Hervé Parsy rapporte les propos de cet architecte « qui ne voyait pas de différence entre les HLM de Lille Sud et la Villa ». Même Pierre Mauroy, à l’époque, ne sait pas bien quoi faire de ce bâtiment.
Deux acteurs vont se mobiliser pour le sauver : le voisinage d’abord, puis l’Etat. L’ Association de sauvegarde de la Villa Cavrois se constitue autour des amoureux de la Villa et de l’oeuvre de Robert Mallet-Stevens. Elle rallie à son combat les voisins qui ne souhaitent pas voir s’ériger des immeubles au bout de leur jardin. C’est l’action de ce groupe de pression, rappelle Paul-Hervé Parsy, qui a permis de faire bouger les choses.
En 1990, la Villa est classée aux monuments historique. Fait rarissime et notable, cette décision est rendue contre l’avis du propriétaire. S’ensuit un long feuilleton juridique avant l’acquisition en 2000 du bâti et d’une partie du domaine par l’Etat. Dix ans durant lesquels la villa, laissée à l’abandon, se dégrade. Les travaux de restauration démarrent en 2003. Le domaine est confié en 2008 au Centre des monuments nationaux. Après une ouverture partielle au public en 2013, durant les journées du Patrimoine, la Villa renaît enfin.
Son ouverture au public, le 13 juin, n’est rien de moins qu’un événement mondial. Pour preuve ? La Villa Cavrois fait partie depuis peu du réseau des « Iconic houses », qui rassemble les 200 édifices les plus importants de la planète en matière d’architecture.
La villa en chiffres
3800 m2 de planchers, dont 1840 m2 de surface habitable et 830 m2 de terrasse.
Une façade principale de 60 m de long.
200 km de joints peints.
5 ha de parc à l’origine. 17600 m2 sont aujourd’hui ouverts à la visite.
La restauration : 12 ans de chantier mené par les monuments historiques. Plus de 230 ouvriers représentant 18 corps de métiers. Un budget total de 23 millions d’euros.
Redécouvrir Robert Mallet-Stevens
« L’un des principaux acteurs de la rénovation de l’architecture et des arts décoratifs en France ». « Entre le début des années 20 et le tournant des années 30, sa notoriété n’a d’égale en France que celle de Le Corbusier »*. Comment et pourquoi Robert Mallet-Stevens est-il tombé dans l’oubli avant d’être enfin redécouvert ?
Après sa mort en 1945, ses archives sont détruites, conformément à sa demande. Ne restent pour décrypter son héritage que ses constructions, quelques ouvrages, et les témoignages de ceux qui l’ont connu et côtoyé.
Influencé par Frank Lloyd Wright et Josef Hoffmann, Robert Mallet-Stevens est l’homme de la volumétrie rigoureuse et de la synthèse des arts. Citons ici l’exemple d’une autre de ses oeuvres, la Villa Noailles, pour laquelle il a fait appel à une impressionnante liste de grands artistes : Louis Barillet pour les vitraux, Pierre Chareau, Eileen Gray, Djo-Bourgeois et Francis Jourdain pour le mobilier, Gabriel Guévrékian pour le jardin cubiste, Piet Mondrian, Henri Laurend, Jacques Lipchitz, Contantin Brancusi et Alberto Giacommetti pour les oeuvres d’art.
Il fonde en 1929 l’Union des artistes modernes, cherchant ainsi à démocratiser les arts décoratifs modernes.
A cette recherche esthétique et à cette ouverture, il ajoute une exigence de fonctionnalité. L’architecture est pour lui un espace à vivre, à expérimenter.
On pourrait presque voir dans cette démarche, illustration de sa modernité, les prémices de ce qu’on appelle aujourd’hui le « Design thinking » et le souci de « l’expérience utilisateur ».
Et puis il y a l’homme. Grand bourgeois ne niant ni son héritage, ni ses influences, il a l’image d’un dandy. Sa nature profonde est pourtant humble et casanière. Il n’a jamais pensé être l’artiste de son siècle. Il n’est pas non plus dans les circuits mondains et politiques de l’époque. Robert Mallet-Stevens n’a construit que pour des clients privés, à l’exception d’une caserne de pompiers à Paris en 1936. Reconnu aujourd’hui comme une figure majeure de l’architecture de l’entre-deux-guerres et l’un des représentants majeurs du mouvement moderne, il a fait l’objet d’une rétrospective au Centre Pompidou en 2005.
Parlant du chef d’oeuvre de l’architecte, son administrateur Paul-Hervé Parsy dit que « L’histoire de la Villa Cavrois, c’est l’histoire du goût ». Un goût qui est désormais celui du jour.
« A Madame et Monsieur Cavrois qui m’ont permis, grâce à leur clairvoyance, leur mépris de la routine, et leur enthousiasme, de réaliser cette demeure. Avec toute ma gratitude et la fidélité de mon amitié. »
Robert Mallet-Stevens.
*« Robert Mallet-Stevens, agir pour l’architecture moderne »
Richard Klein- éditions du Patrimoine, Centre des Monuments Nationaux, Collection « Carnets d’architecte ».
texte: jeanne ret – photos: cédric neuville – david stiens.
www.villacavrois.blogspot.fr – www.villa-cavrois.monuments-nationaux.fr