
Brutalisme
Le béton.
Le béton. Une mauvaise réputation et a priori pas un sujet à déchaîner les foules. Mais autant vous le dire tout de suite, on frôle ici le délit de sale gueule. Le béton est le matériau le plus employé dans le monde. Les plus grands architectes l’ont utilisé : Le Corbusier, Frank Lloyd Wright, Oscar Niemeyer, pour ne citer que ceux-là. Ses propriétés physiques en termes notamment de portance, de texture, de facilité d’utilisation ont permis et permettent encore toutes les audaces créatives en matière de construction.
Un mouvement, si l’on peut le qualifier ainsi, illustre bien cette incompréhension. C’est le brutalisme. Avec un nom pareil, nous direz-vous, pas étonnant de ne pas susciter illico la sympathie. L’histoire de cette tendance architecturale apparue au milieu des années 50 en Grande-Bretagne, et de son influence par la suite, est bourrée de paradoxes et d’incompréhensions.
Nous sommes à la fin de la deuxième guerre mondiale. En Angleterre comme ailleurs, l’heure est à la reconstruction. Le pays s’est lancé dans un programme ambitieux de construction de villes nouvelles et d’écoles, qui fait d’ailleurs référence. C’est dans ce contexte qu’un jeune couple d’architectes, Alison et Peter Smithson, va s’illustrer avec la construction de l’école secondaire de Hunstanton, dans le Norfolk.
« Conçu en 1949, achevé en 1954, l’édifice est le fait de structures orthogonales en acier apparent, associées à des panneaux de brique et de verre ; les équipements techniques sont laissés visibles. Cette réalisation d’une grande rigueur est largement inspirée de l’Alumni Memorial Hall érigé à Chicago par Mies van der Rohe, de 1945 à 1947. Opposé au choix d’une architecture pittoresque, Smithson prône une mise en valeur du matériau nu et revendique beauté technique et modernité du langage formel. »*
Sans le savoir, ils viennent d’achever le manifeste du brutalisme en architecture.
Revendiquant l’héritage et la doctrine des modernes d’avant-guerre, le couple utilise l’expression « Nouveau Brutalisme » à partir de 1953 pour définir son style. C’est le critique anglais Reynar Banham qui définit ainsi les caractéristiques de cette tendance, à savoir :
- Une expression claire de la fonction et de la structure du bâtiment,
- L’utilisation brute du matériau tel qu’on le trouve.
Les Smithson promeuvent clairement un mouvement éthique plus qu’esthétique. Ils expriment une colère, un refus, un véritable parti-pris. Pour eux, la vérité de la structure et les réalités de la vie de la classe ouvrière priment sur les préoccupations de la bourgeoisie. L’objectif des fondateurs est de déranger. Pari gagné. Leurs réalisations tranchent par leur radicalité.
Le brutalisme semble alors tout avoir pour grandir et devenir un mouvement à part entière, voire une école. Deux problèmes. Le premier est qu’il a du mal à se structurer. Un comble ! Mais les sensibilités et les motivations de ceux qui s’en réclament varient trop. Certains souhaitent l’avènement d’un nouvel ordre social, là où on soupçonne d’autres de profiter des budgets de l’Etat pour financer leurs recherches artistiques. Un seul point commun, peut-être ? La référence aux travaux de Le Corbusier et son utilisation du béton brut – brut, brutalisme, vous l’avez ? – notamment à la Cité Radieuse. Le Corbusier qui, soit dit en passant, ne s’est jamais réclamé du brutalisme.
Le second souci est que l’on ne retient trop souvent de ce mouvement que l’utilisation du béton. A ce titre, on lui a mis sur le dos la réalisation des grands ensembles de banlieue et la bétonisation des villes.
Reste une influence certaine sur les architectes des années 60, mais pas que. Le style de ces paysages urbains si détesté parfois, si particulier, a également inspiré les designers, les photographes, les écrivains, les musiciens. On peut citer Joy Division, David Bowie, Jarvis Cocker, JG Ballard. Et le cinéma bien sûr. De Blade Runner à Gattaca, en passant même par Hunger Games.
Un article du journal anglais The Telegraph résumait récemment assez bien le problème : « ce qui a commencé comme un projet utopique destiné à concevoir de nouvelles écoles, bibliothèques, hôpitaux, logements, mairies, à partir des techniques les plus pointues a, paraît-il, échoué, n’accouchant que de bâtiments laids, inhumains et impropres à ce pourquoi on les avait construit. (…) Ces bâtiments considérés autrefois comme des monstruosités sont aujourd’hui des trésors nationaux. »
Alors, le brutalisme ? Horribles ouvrages ou bâtiments révolutionnaires ? Ethique ou esthétique ? Simple tendance ou mouvement affirmé ? Le sujet revient en tout cas sur le devant de la scène. On vous laisse décider si c’est de l’art ou du béton.